Après « l’épreuve de la Justice et de la Clémence » et « l’épreuve des éléments » traitées dans l’article précédent, nous présentons quelques autres rajouts significatifs effectués par Jean-Baptiste Willermoz dans les rituels du RER post-Wilhelmsbad. Tous ces rajouts sont inspirées de la doctrine martinésienne.
Le rejet des métaux pendant les voyages
Dans la nouvelle version, apparaît, au grade de Compagnon, le rejet de pièces de métal (argent, cuivre ou airain, fer) qui ponctue les trois voyages du récipiendaire.
L’Instruction du 2ème grade précise :
« D – Qu’avez-vous appris dans les trois voyages que vous avez faits ?
R – J’ai éprouvé les vices des métaux mais, docile aux avis de mon guide, je les ai jetés à mes pieds, hors de l’enceinte du temple et j’ai obtenu des maximes salutaires.
D – Quels étaient ces métaux ?
R – Dans mon premier voyage, j’ai trouvé l’argent au Nord ; dans mon deuxième, l’airain au Midi et, dans le troisième, le fer à l’Occident.
D – Pourquoi ne vous a-t-on pas fait éprouver l’or qui est le premier des métaux ?
R – Parce que l’or étant à l’Orient, les apprentis et les compagnons ne pourraient le découvrir.
D – Pourquoi ne vous a-t-on pas fait connaître les deux autres métaux ?
R – Je ne sais, ayant été dispensé des deux derniers voyages. »
Le rejet des métaux pendant les voyages est une première dans les pratiques maçonniques. Ici encore, nous avons certainement affaire à un emprunt à l’Ordre des Élus Coëns de Martinès de Pasqually qui, dans son grade de Maître élu, quatrième grade de la hiérarchie Coën qui en contenait onze, organisait une cérémonie pendant laquelle le récipiendaire prêtait cinq serments, un à chacun des quatre points cardinaux, puis un au centre du temple. Chaque serment se terminait par la formule « Abrenuncio »[1] et par le rejet d’une pièce de métal : de plomb à l’Occident, de fer au Septentrion, de cuivre au Midi, d’or à l’Orient et d’argent au centre. L’ordre des métaux diffère de celui du Rectifié mais l’inspiration est bien reconnaissable.
Les nombres symboliques
La symbolique des nombres qui apparaît dans les rituels est typique de la numérologie martinésienne. Par exemple, pour ne s’en tenir qu’aux trois premiers grades, citons la signification des nombres 3, 6 et 9 (nombre respectif de la batterie de chaque grade) que les Instructions par demandes réponses du grade de Maître présentent ainsi :
« D – Quelle est la signification générale des batteries des apprentis, des compagnons et des Maîtres ?
R – Le commencement, la durée et la fin des choses créées.
D – Que signifie la batterie d’Apprenti par trois coups ?
R – Le commencement ou l’union des principes.
D – Que signifie celle de compagnon par deux fois trois coups ?
R – La durée ou les principes mis en action.
D – Que signifie celle des Maîtres, par trois fois trois coups ?
R – La fin ou la décomposition du corps. »
Cette formulation correspond à la doctrine martinésienne dans laquelle le 3 indique le « commencement des choses temporelles », le 6 leur « durée » et le 9 « la fin de l’homme physique et des choses temporelles ».
Pour rester dans la symbolique des nombres, citons encore le nombre 5 qui est, chez Martinès de Pasqually, avec le 2, un nombre démoniaque, et que l’on retrouve dans les cinq voyages annoncés du Compagnon. La version de 1782 fait dire à ce propos au Vénérable Maître :
« Frères Surveillants, l’apprenti devait faire cinq voyages pour parvenir au grade de compagnon, mais en vous suivant avec docilité dans les trois qu’il a déjà faits, il nous a suffisamment prouvé la défiance qu’il avait de lui-même, je le dispense donc des deux derniers voyages. »
La version de 1788 rajoute à la fin du texte :
« Je le dispense donc des deux derniers voyages, dans lesquels il aurait peut-être succombé. »
Cela signifie-t-il qu’au cinquième voyage le candidat aurait rencontré le démon qui l’aurait emporté corps et âme ?
Autres allusions martinésiennes
Dans les versions de 1778 et de 1782 avaient déjà été instillées des allusions à la doctrine martinésienne :
– le chandelier à trois branches sur l’autel d’Orient dont le rituel dit qu’il fait « allusion à la triple puissance qui ordonne et gouverne le monde » que l’on peut aisément rapprocher des trois premières « puissances divines » qui sont chez Martinès de Pasqually, la Pensée, la Volonté et l’Action.
– le tableau emblématique du grade d’Apprenti figurant une colonne brisée par le haut avec la formule Adhuc stat que le rituel associe au symbole de l’homme dégradé. Nous pouvons y voir une allusion au thème martinésien de la chute du premier homme qui a entraîné une brisure de son lien avec le Créateur et, ainsi, la perte de son unité.
– le triangle équilatéral avec ses rayons lumineux sur fond bleu placé sur le mur oriental de la loge, au-dessus du Vénérable Maître, qui n’est pas sans rappeler un des cachets qu’utilisait Martinès de Pasqually comme en-tête de ses lettres. On pouvait y voir une étoile centrale à six branches entourée par un cercle composé de petites étoiles célestes. Autour de ce cercle jaillissait, de toutes parts, une multitude de flèches de lumière.
Nous pourrions aussi citer le « guide » donné au candidat les yeux bandés pour le conduire à la porte de la loge et pour l’accompagner dans ses voyages, proche dans sa signification du « bon compagnon » cher à Martinès de Pasqually. De même, la phrase donnée à l’impétrant dans la chambre de préparation par le Frère Proposant : « Monsieur, c’est par sa faute que l’homme a perdu la lumière… » qui induit l’idée que s’il y a eu une perte de lumière (l’Adam déchu, l’homme actuel) cela veut dire que cette lumière a été connue par l’homme dans un précédent état (l’Adam primordial, « l’homme primitif »).
[1] Abrenuncio est dérivé du mot latin abrenuntiare que l’on peut traduire par renoncer, répudier. L’expression est parfois employée lors du baptême et indique ici une renonciation au monde, au diable, à la chair.
